Fin de l’abondance des ressources, retour du protectionnisme américain, montée en puissance des BRICS, volonté de rétablir les souverainetés locales… La géopolitique est, plus que jamais, au cœur de l’actualité. Cependant, les rapports de force mondiaux sont chahutés par l’émergence de technologies disruptives, à l’instar du Bitcoin, dont le cours s’envole sous l’effet de la réélection de Donald Trump. Une question se pose alors : quels sont les enjeux géopolitiques liés au Bitcoin ? Alexandre Stachtchenko, directeur de la stratégie de Paymium, nous livre son analyse passionnante.
Qu’est-ce qui fait du Bitcoin une devise incontournable aujourd’hui ?
A.S. : Le Bitcoin se place dans le top 7 des actifs les plus valorisés au monde, aux côtés des métaux précieux et des GAFAM. On compte, dans le monde, plus de 600 millions de détenteurs de cryptos, majoritairement du bitcoin. On ne peut tout simplement plus passer à côté. C’est même devenu la monnaie officielle d’un Etat, le Salvador, où le taux d’adoption y dépasse le taux de bancarisation. Et avec l’élection de Donald Trump, les Etats-Unis devraient également commencer une « réserve stratégique de bitcoins », suivant la promesse de campagne du candidat républicain. Lorsque la première puissance mondiale commence à en parler comme d’un actif « stratégique », je pense qu’il devient difficile d’éluder le sujet.
Il y a donc un fort enjeu monétaire lié au Bitcoin ?
A.S. : Oui, c’est évident. Il faut savoir que depuis 1971, le système financier repose sur des monnaies étatiques qui ne sont adossées à aucun actif matériel. Auparavant, la valeur du dollar était garantie par l’étalon or. Mais depuis que les Etats-Unis ont fait défaut, les monnaies ne reposent plus sur rien – c’est uniquement la confiance que les utilisateurs leur accordent qui soutient leur existence. Et cette confiance est forcée par la coercition de l’Etat. Or, le Bitcoin propose une alternative intéressante, car il ne dépend d’aucun Etat et n’est donc pas manipulable. Par cela, il a la capacité de diminuer le pouvoir des banques centrales. Dès lors, c’est la question de l’indépendance monétaire qui se pose. Prenons l’exemple du Salvador, qui a abandonné sa monnaie officielle, le colon, en 2001, pour adopter le dollar américain. Ça a été une forme de soumission aux Etats-Unis, car cela a rendu le pays dépendant des décisions de la Fed et des envois de fonds de l’étranger. En réaction, le Salvador a choisi de se doter d’une alternative neutre et libre en 2021, à savoir le Bitcoin.
Le Bitcoin deviendrait-il un objet de pouvoir ?
A.S. : Le contrôle de la monnaie est synonyme de contrôle des agents économiques, donc de pouvoir. Or, le Bitcoin remet en question la possibilité de contrôler la monnaie, donc de détenir le pouvoir. Grâce à lui, les richesses sont redirigées vers des populations jeunes, vers des pays en développement – les pays où l’adoption du Bitcoin est la plus forte sont l’Inde, le Nigeria, l’Indonésie, le Vietnam, l’Ukraine ou encore les Philippines. Les Etats-Unis sont le seul pays occidental de ce top 10, mais même dans ce cas, ce sont les populations modestes, jeunes ou encore les minorités ethniques qui sont surreprésentées dans la détention de cryptos. Ce qui n’est pas forcément du goût des grandes banques centrales occidentales.
Quid des échanges internationaux ? Comment le Bitcoin pourrait-il rebattre les cartes ?
A.S. : Il est clair que le Bitcoin a rôle à jouer dans le commerce international. Principalement comme instrument de lutte contre l’extraterritorialité américaine, rendue possible grâce à l’adoption du dollar comme monnaie d’échange mondiale. Cette hégémonie du dollar confère un pouvoir colossal aux Etats-Unis, qui peuvent ainsi faire concurrence à des entreprises étrangères, influer sur le développement de certains pays, etc., uniquement car leur monnaie veut dire leurs règles. Comme l’avait dit le secrétaire du Trésor américain sous Nixon, le dollar est « notre monnaie, votre problème ». Les BRICS (qui représentent aujourd’hui 35 % du PIB mondial) sont en train de réfléchir à l’adoption d’une cryptomonnaie pour pouvoir commercer sans passer par le dollar, et se libérer ainsi du joug américain ou des sanctions qui pèsent sur certains d’entre eux. Mais c’est aussi une opportunité pour un pays comme la France, dont les entreprises ont été durement frappées par cette extraterritorialité (Alstom, BNP Paribas, TotalEnergies, etc.), de retrouver une forme de souveraineté commerciale.
On parle du commerce international. Mais, plus largement, quel est le poids du Bitcoin dans les enjeux géo-économiques actuels ?
A.S. : Il y a un fort enjeu de souveraineté déjà, surtout pour l’Union européenne. En installant des infrastructures liées au Bitcoin sur son sol, en soutenant la création de champions du secteur (et c’est possible, regardez Ledger qui est aujourd’hui une des licornes françaises), l’Union gagnerait en puissance au niveau international. L’autre grand enjeu économique, c’est celui de l’énergie. Certains pays pourraient doper leur économie grâce aux ressources énergétiques qu’ils possèdent, en les monétisant pour le minage de bitcoins. L’Agence internationale de l’énergie évalue la consommation d’électricité des cryptomonnaies à 110 TWh d’électricité en 2022, soit 0,4 % de la demande mondiale annuelle. Et le minage est une industrie singulière, sans contrainte géographique, ce qui lui permet d’aller utiliser les surplus (ENR par exemple) ou les déchets énergétiques (méthane de décharge ou d’exploitation pétrolière). En France, il y a une opportunité à utiliser le minage pour éviter de moduler la production nucléaire lorsque les ENR sont au maximum de leurs capacités, ce qui ralentirait l’usure des centrales. Accueillir des infrastructures de minage serait un gage de développement certain.
Alexandre Stachtchenko publiera au printemps 2025 un ouvrage sur les liens entre géopolitique et bitcoin avec Jean-Charles Galli.