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« La littérature est une merveilleuse façon d’aborder l’économie » 

Invité à prendre la parole lors de la 15e édition du Prix Cyrille Bialkiewicz, Alexis Karklins-Marchay, essayiste, a livré une démonstration passionnante sur les liens entre économie et littérature. Un voyage dans le temps à la rencontre d’écrivains qui ont été de véritables témoins de leur époque, et qui nous ont légué des tableaux encore saisissants de réalisme sur les enjeux socio-économiques qu’ils ont pu observer. Morceaux choisis.

Qu’ils soient moralistes, romanciers, poètes, essayistes, de nombreux écrivains se sont inspirés des grands comme des petits événements de leur temps pour construire la trame de leurs œuvres. Les moralistes d’abord, qui ont souvent aiguisé leur langue contre le pouvoir de l’argent. A l’instar de Dante Alighieri, le fameux auteur italien de La Comédie humaine, qui condamne l’avidité, mais aussi la prodigalité, car les deux « tourmentent nos âmes. (…) Tu peux voir, mon fils, la rapide nuisance des biens qui sont confiés à la fortune pour lesquels les hommes se battent. Tout l’or qui se trouve sous la lune ou qui s’y trouvait, de ces âmes sans repos, ne pourrait en rasséréner aucune ».

Un peu plus tard, au XVIe siècle, Montaigne aborde à son tour la question de la soif de l’or, qu’elle s’exprime à travers la folie des conquêtes ou bien dans les dépenses toujours plus extravagantes des gouvernants. « Cet argent serait tellement plus utile, plus juste et plus durable en ports, en fortifications, en murs, en bâtiments, en hôpitaux, en collèges, en reformation des rues et des chemins. » Au siècle suivant, le grand siècle français du moralisme, La Fontaine publie La Cigale et la Fourmi, une véritable ode au travail, à l’épargne et à la prévoyance.

Plus tard, c’est un écrivain russe, Fiodor Dostoïevski, qui fustigera les libéraux et leur volonté de mettre le monde en chiffres dans Crime et Châtiment, notamment à travers le personnage de Piotr Loujine, incarnation de la bourgeoisie d’argent qui est en train de triompher à Saint-Pétersbourg.

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Alexis Karklins-Marchay © Nasser Berzane

Des observateurs infatigables de la société

Pourtant, tous les écrivains ne sont pas des accusateurs. Avec l’avènement du roman comme forme littéraire majeure, beaucoup d’entre eux se sont placés dans une posture d’observateurs. Ils ont dressé le panorama de secteurs entiers, décrit le fonctionnement des entreprises, suivi des familles sur plusieurs générations, avec une volonté tenace de retranscrire le réalisme des mécanismes économiques et sociaux dont ils ont été les spectateurs. La littérature permet alors à l’économie de s’incarner dans le réel. Le chef de file de ces écrivains réalistes, c’est Balzac. Observateur d’une perspicacité impressionnante, il avait compris à quel point l’économie façonne la société et les rapports humains. Il raconte avec brio dans toute son œuvre des histoires d’industriels, le fonctionnement de la bourse et des banques, des faillites d’entreprise, la transformation de secteurs comme l’imprimerie, la cosmétique ou bien les transports.

Autre grand écrivain réaliste de cette période, Emile Zola s’est fait le chantre du naturalisme. Il s’est donné pour objectif d’étudier l’influence du milieu sur l’homme et de dépeindre en profondeur son époque. La Curée parle, par exemple, de la spéculation immobilière parisienne ; L’Argent évoque la spéculation financière ; L’Assommoir entraîne le lecteur dans le monde ouvrier de la Goutte d’Or ; Au Bonheur des dames raconte la naissance des grands magasins. Enfin, Germinal dépeint les mines de charbon du nord de la France.

On pourrait citer tant d’autres écrivains qui se sont intéressés à l’économie : Charles Dickens, John Steinbeck, Thomas Mann… Certains ont même transcendé leur statut d’écrivain et brouillé les frontières, au point de pouvoir être considérés comme des économistes. On pense à Fernando Pessoa, grand écrivain portugais ; il a notamment publié des textes théoriques et pratiques dans La revue du commerce et de comptabilité de son pays. Mais ce que ce voyage dans le temps et dans les lettres nous apprend, c’est que la littérature ajoute à l’économie, une matière souvent aride, de l’émotion et de l’identification personnelle.

Qui est-il ?

Franco-américain, diplômé de Paris-Dauphine (1987-1992), Alexis Karklins-Marchay est associé du cabinet de conseil Eight Advisory. Il est l’auteur de plus d’une centaine d’articles de finance, d’histoire et d’économie ainsi que d’ouvrages de théorie économique et de littérature. Il enseigne à l’ESCP et à l’université de Caroline du Nord (États-Unis). Il a notamment écrit une Histoire impertinente de la pensée économique (Ellipses, 2016) et Notre monde selon Balzac (Ellipses, 2021).
Son dernier ouvrage, Pour un libéralisme humaniste, est paru aux Presses de la Cité en 2023.